Les portraits de femmes du Studio B. J. Hébert (1905-1941)

FEMME ET REPRÉSENTATION

Comment la photographie, à titre de document d’archives, nous informe-t-elle sur la condition et la vie des femmes à Saint-Hyacinthe ? Destinés à un usage privé, les portraits sont soigneusement consignés dans les albums de famille en souvenir d’un évènement, d’un rite de passage ou d’un membre de la famille. Les femmes se sont-elles prêtées plus librement au jeu de la représentation en proposant une plus grande variété de compositions ? Pas nécessairement. L’histoire du portrait photographique nous révèle qu’à l’époque, les paramètres de la figuration sont codifiés et que, peu importe la classe sociale, tous s’y conforment. C’est à partir de l’invention et de la commercialisation de la photo-carte de visite, au milieu du XIXe siècle, par le Français Eugène Disdéri, que se dressent les premières balises des conventions du portrait photographique. La carte de visite marque une étape cruciale dans l’essor du portrait et son héritage se perpétue jusqu’au XXe siècle. Largement diffusée, elle sert à rendre visible la réussite professionnelle et matérielle de l’individu à l’ère de la révolution industrielle et de la montée de la bourgeoisie, ce qui se lit d’ailleurs sans ambiguïté dans la pose, les habits et les éléments qui composent le décor : colonnes, balustrades, rideaux, tentures, etc. À cette époque, la place occupée par les femmes dans la société leur confère un rôle de second plan. Aliénées socialement, elles sont absentes de la sphère publique. Elles se trouvent dans un autre registre, celui appartenant au monde de l’intimité et de la famille, ou encore du spectacle et de la séduction. Dans ce contexte, les femmes sont, avec la montée de la classe bourgeoise et des valeurs sous-jacentes, la vitrine de la réussite sociale familiale1. Par le portrait, se voir et être vue parée de ses plus beaux atours contribue, non seulement à transmettre ses bons souvenirs, mais aussi, et surtout, à prouver l’ascension sociale et la réussite matérielle de la famille. De ce point de vue, l’essor des ateliers de photographie n’est pas étranger à cette volonté de démontrer sa capacité d’accéder à la réussite sociale. La ville de Saint-Hyacinthe ne fait pas exception et les portraits féminins de B. J. Hébert (1905-1941) sont en tout point le reflet d’une société bien ancrée dans son époque, éprise des apparences et désireuse de faire valoir sa réussite sociale.

LE PHOTOGRAPHE ET SON MODÈLE

Dans un ouvrage intitulé Le traité pratique de la photographie, publié en 1885, on explique comment aborder la cliente. L’auteur de ce guide, Théophile Geymet, décrit en ces termes le comportement que doit adopter le photographe à l’égard de son modèle : « Quand une dame pose, il faut apporter un soin extrême aux détails et ne négliger aucun pli de la robe. Le regard doit être dirigé vers un point quelconque qu’on désigne au modèle, à la hauteur de l’objectif, à droite ou à gauche. On prévient la personne qu’elle peut battre les paupières sans nuire au résultat de l’opération et respirer librement sans gêne, car la moindre contrainte dénature l’expression du modèle et le portrait physiquement ressemblant s’écarte de l’expression du sujet. Il est bon d’engager le modèle à mouiller ses lèvres avant de découvrir l’objectif, car la respiration devient plus facile. Enfin quand tout est prévu, on découvre la glace et l’on prévient que l’opération est commencée. Mais il ne faut enlever l’obturateur que quelques secondes après, car il surprend toujours le modèle. On laisse passer le premier mouvement avant d’opérer. La pose doit se faire à deux, le seul moyen d’obtenir un portrait naturel et vivant est de parler au sujet pendant les quelques secondes que dure l’opération. On avertit d’avance que la réplique est interdite. L’opérateur doit intéresser son sujet, mais se rendre maître de lui. Il faut pour y réussir beaucoup de tact et de convenance. C’est pendant ces quelques secondes que le photographe doit faire preuve de talent2. » Quoique cette approche de la cliente puisse nous faire sourire aujourd’hui, B. J. Hébert, de toute évidence, maîtrise ces rudiments. L’une de ses qualités à titre de portraitiste réside dans sa capacité à créer un lien de confiance avec les clientes. Cela se remarque dans la pose détendue, la position des mains et le regard tranquille qu’elles affichent.

Si, dans les clichés masculins, la frontalité et le regard direct expriment la puissance et le prestige, en revanche les portraits féminins, la plupart du temps liés au monde des arts, de la mode ou du spectacle, font appel au charme et à la séduction. Plus tard au XXe siècle, avec la modernité et la multiplication des imprimés, avec les catalogues des grands magasins – notamment ceux d’Eaton ou de Dupuis Frères – avec les affiches de cinéma et les illustrations publicitaires, de nouveaux modèles féminins s’imposent, certes axés sur les canons de beauté et de séduction, mais aussi empreints du désir d’accéder à l’autonomie et de s’affirmer. Ainsi, à l’abri du regard extérieur, le studio, lieu clos et théâtral, devient propice à la transformation et au dévoilement. Avec la complicité de B. J. Hébert, les clientes se composent un personnage d’où se dégage une impression d’élégance, mais aussi de fierté.

Derrière ces images empreintes d’élégance et de sérénité se cache pourtant un ensemble de conditions qui ont trop souvent tenu les femmes dans un état d’infériorité et de soumission. Brimées dans leurs ambitions d’accéder aux études supérieures, et par la même occasion d’exercer des professions libérales ; légalement inaptes et mises à l’écart de la sphère publique et politique jusqu’à l’obtention du droit de vote, en 1918 au fédéral et en 1940 au provincial ; absentes en apparence des décisions et des évènements marquants de l’histoire, elles sont demeurées trop longtemps invisibles aux yeux des historiens, des chroniqueurs et des chercheurs. Par ses portraits, un peu à contre-courant et peut-être sans avoir eu conscience de la portée et de l’importance de ses gestes, B. J. Hébert a su insuffler une aura de dignité à ces Maskoutaines photographiées en ce début de XXe siècle. Si l’histoire des femmes de Saint-Hyacinthe reste encore à écrire, nous voulons, par cette exposition virtuelle, raviver leur mémoire, leur rendre hommage et, par la même occasion, rappeler la fragilité de l’existence et l’inévitable passage du temps.

Lucie Bureau, juin 2015