Le Studio B. J. Hébert 1905-1941

Bénoni Joseph Hébert apprend les rudiments de la photographie dans l’atelier de Joseph-Laurent Pinsonneault, au sein d’une famille de photographes réputés, dont l’un des studios est situé à Saint-Jean-sur-Richelieu. « Eh ! bien oui, j’ai débuté en 1901 chez le père Pinsonneault qui était dans le métier au début des années 1880. Lui-même a travaillé et fut formé par M. Archambault, également photographe à Saint-Jean-sur-Richelieu, dont les débuts se perdent dans la légende des premiers âges de la photographie. Avec Archambault on remonte aux environs de 1870 », raconte B. J. Hébert à Dostaler O’Leary, journaliste à La Patrie, tel que relaté dans un article paru le jeudi 3 novembre 1955.

En 1901, le jeune apprenti fait ses débuts en dessinant les motifs qui ornent les photographies montées sur carton rigide, puis, progressivement, il est affecté à la prise de vue et au développement des négatifs et des photographies. En 1902, il représente l’atelier Joseph-Laurent Pinsonneault lors de l’exposition régionale de Saint-Jean-sur-Richelieu. Il réalise alors des photographies sur de minces surfaces métalliques1. En 1904-1905, Alfred-Zénon Pinsonneault engage le jeune Hébert pour gérer son studio situé dans la ville de Sherbrooke, pendant qu’il parcourt les régions du Québec avec son frère Joseph-Laurent, afin de réaliser une série de cartes postales. Au retour des deux frères, Bénoni Joseph Hébert perd son emploi2.

Jean Hébert, fils de Bénoni Joseph Hébert, raconte, lors d’un entretien avec Gilles Guertin3, que c’est à la suite d’une visite à Saint-Hyacinthe que son père a décidé de s’établir dans cette ville. En 1905, âgé de 21 ans, il acquiert le studio d’Amédée Archambault, situé au 137, rue des Cascades, malgré la présence d’une forte compétition dans cette ville, puisqu’il existe alors sept autres ateliers de photographie à Saint-Hyacinthe. Le samedi 2 septembre 1905, on lit, sous la rubrique « Notes locales » du Courrier de Saint-Hyacinthe, que « M. B. J. Hébert, artiste photographe ci-devant employé chez M. Pinsonneault de Saint-Jean, vient de faire l’acquisition de l’atelier de M. A. Archambault de cette ville. » La même annonce est publiée quelques jours plus tard, les 6 et 8 septembre 1905, dans La Tribune, un autre hebdomadaire de Saint-Hyacinthe4.

Dans une publicité5 parue en 1907, nous voyons au premier plan une cliente qui, en pleine séance de pose, détourne momentanément le regard pour nous adresser un sourire, un peu comme si elle nous invitait à entrer dans ce studio fraichement aménagé. À cette époque, la Galerie photographique (termes utilisés dans une publicité du Studio B. J. Hébert) propose aussi à sa clientèle des portraits selon différents procédés : au crayon, au pastel, à l’encre de Chine et au bromure d’argent. Le studio jouit rapidement d’une solide notoriété. Dans son carnet de commandes, il peut compter sur le clergé maskoutain, les collèges d’enseignement, la municipalité, ainsi que sur plusieurs personnalités politiques. B. J. Hébert relate, lors d’un entretien avec des journalistes, comment s’est déroulée, en 1908, la séance de prise de vue avec Henri Bourassa, homme politique et fondateur du journal Le Devoir : « À ce moment, il n’était pas question d’agrandissement et il fallait immédiatement prendre la photo au format désiré. La préparation était longue, il ne fallait rien laisser au hasard. Bourassa qui n’était pas précisément de nature patiente refusa de se faire photographier une seconde fois. Heureusement cette seule photo était parfaite et elle fut pendant longtemps la seule que le tribun autorisa6. »

Après seulement quelques années, le commerce de B. J. Hébert est florissant. En 1912, ce dernier signe toutes les photographies reproduites dans la prestigieuse publication intitulée Saint-Hyacinthe, P.Q. Canada éditée par The Commercial Magazine Company Ltd. En 1915-1916, il achète un édifice situé à l’angle sud-ouest de la rue des Cascades et de l’avenue Sainte-Anne, là où se tiendront les activités du studio jusqu’en 1986. À la suite de la Crise économique de 1929, la concurrence disparaît, le Studio B. J. Hébert demeure alors le seul établissement du genre à Saint-Hyacinthe. En 1937-1938, peu de temps avant que son fils, Jean Hébert, prenne les commandes du studio en 1941, B. J. Hébert entreprend de moderniser l’atelier en rénovant la fenestration et en renouvelant le système de contrôle de l’éclairage naturel.

Afin de profiter au maximum de la lumière du jour, le Studio B. J. Hébert est situé à l’étage supérieur de son immeuble. De 1905 à 1915, il est au-dessus du bureau d’assurances Bartels, sur la rue des Cascades. Par définition, la photographie est une empreinte lumineuse, c’est pourquoi, depuis son invention dans les années 1820-1840, les photographes ont dû apprivoiser l’usage de la lumière naturelle, de manière à réaliser des images techniquement et esthétiquement réussies. Avant l’avènement des dispositifs d’éclairage artificiel, les photographes étaient entièrement dépendants de cette lumière naturelle. Même si l’accroissement de la sensibilité des plaques photographiques permet déjà, en 1905, de réduire le temps de pose, B. J. Hébert souligne, cinquante ans plus tard, toute l’importance de la lumière, montrant du doigt la pluie qui tombe ce jour-là : « Quand j’ai commencé, nous n’aurions pas pu prendre une photographie avec un temps comme celui d’aujourd’hui. » Et d’un signe de la tête en direction de l’appareil, équipé d’une lampe et d’une pile, que le photographe du journal La Patrie a posé près de lui, il ajoute, d’un air rêveur : « Ah ! si nous avions eu ça jadis ! 7 ».

Pour laisser entrer les rayons lumineux dans son studio de la rue des Cascades, de larges verrières, aussi appelées sky light, sont aménagées du côté nord-ouest, afin d’éviter la lumière directe du soleil. Un système ingénieux de toiles et d’écrans complète l’installation dans le but de réduire, au besoin, l’éblouissement et l’inconfort du client et d’adoucir les contrastes, parce que la lumière directe durcit l’expression du visage par les ombres qu’elle provoque. C’est ainsi que pour se démarquer, un photographe devait maîtriser à la fois la technique, les procédés chimiques et le dosage de la lumière.

EN SOUVENIR DES PETITS ET GRANDS ÉVÈNEMENTS DU QUOTIDIEN

En se portant acquéreur du studio d’Amédée Archambault, Bénoni Joseph Hébert prend possession non seulement de l’installation et de l’équipement nécessaire pour exercer son art, mais il hérite aussi d’une clientèle, qu’il doit toutefois fidéliser. Or, en 1905, sept autres photographes offrent leurs services à Saint-Hyacinthe. La concurrence est féroce, ce faisant, chacun des studios doit se démarquer. Pour signaler leur existence, ces commerces s’affichent dans les journaux, les revues et les annuaires commerciaux. Dans le Moniteur de commerce, publié en 1909, B. J. Hébert annonce qu’il réalise des photographies en tous genres, de même que des portraits au crayon, au pastel, à l’encre de Chine et à l’huile. On apprend également qu’il exploite un nouveau procédé très distingué (sic) de reproduction, qui consiste à transposer des photographies sur métal et sur ivoirine8.

Ces traitements raffinés, ces portraits rehaussés par des manipulations sophistiquées, nous indiquent à quel point les clients accordaient une grande valeur aux portraits photographiques, ce procédé relativement nouveau et accessible. En effet, avant l’avènement de la photographie, seuls les plus riches disposaient de moyens suffisants pour assumer les coûts d’un peintre portraitiste. La photographie a permis à un plus grand nombre d’individus d’accéder à une forme d’autoreprésentation, et les photographes de cette époque avaient recours à divers artifices pour ennoblir les sujets photographiés : maquillages, costumes, bijoux, décors, éclairages, retouches, rehaut de couleurs, montage des portraits sur cartons rigides, encadrements ouvragés, etc. Entre autres stratégies promotionnelles, B. J. Hébert se joint à l’occasion aux commanditaires d’évènements locaux. Ainsi, dans l’édition du 16 février 1912 du journal Le Clairon de Saint-Hyacinthe, on y apprend que B. J. Hébert offre une douzaine de photographies à Mlle Alice Chagnon, gagnante d’un des prix du meilleur costume porté lors d’une mascarade à la patinoire Yamaska.

Avec l’apparition de l’appareil portable Kodak, en 1888, la photographie amateur se répand largement. Dans ce contexte où l’accès à la photographie se démocratise,     B. J. Hébert affiche, en 1907, dans sa publicité : « Ouvrages d’amateur exécutés avec soin », laissant entendre qu’il offre, en plus de son travail professionnel de studio, un service de développement et d’impression des clichés réalisés par des photographes amateurs. Malgré cette possibilité de prendre ses propres clichés, les clients vont encore chez le photographe en raison du caractère solennel de la démarche. Des milliers de fiancés, de mariés, d’enfants, de communiants, de religieux et de religieuses, de diplômés, de collègues de travail ont ainsi défilé chez B. J. Hébert. À cette occasion, les clients portent leurs plus beaux vêtements, des bijoux, des coiffures soignées et, au besoin, le photographe leur prête des accessoires (étole de fourrure, bijoux, parapluie, éventail et autres agréments) pour compléter leur toilette. Les étapes charnières de la vie, les rites de passage s’accompagnent fréquemment d’une visite au studio de photographie, et à Saint-Hyacinthe, c’était chez Hébert.

Dans le registre de comptes consigné dans le fonds d’archives, on observe que le photographe B. J. Hébert note le nom des clients, la date, le prix, le format et le fini des photographies. Il nous est ainsi possible d’identifier certains d’entre eux, soit parce que leur nom est gravé sur le négatif, soit parce qu’il y a correspondance entre les numéros inscrits à la fois dans le registre et sur le négatif. En 1912, des photographies de format carte postale, avec un fini « épicé », selon les termes du registre, coûtent entre 1 $ et 1,50 $ la douzaine. Six portraits, de format cabinet, sont alors vendus 1,75 $. Dans le registre, il est également précisé si les photographies doivent être postées (expédié malle), ou si le client passera les prendre au studio (photos ici).

À l’instar des grands studios, comme Notman à Montréal et Livernois à Québec, le Studio B. J. Hébert sait fidéliser sa clientèle. La photographie faisant appel aux négatifs sur verre ou sur gélatine permet de réaliser, de façon illimitée, les photographies que les clients se procurent. Comme les studios de photographie ne vendent jamais leurs négatifs, les clients peuvent acheter de nouveaux tirages, parfois quelques années après la séance de prise de vue, puisque les studios conservent précieusement ces négatifs.

MISES EN SCÈNE, ÉLÉMENTS DU DÉCOR ET ACCESSOIRES DU STUDIO

Dans la brochure Saint-Hyacinthe, Town of St-Hyacinthe, PQ, Canada, publiée en 1912 par The Commercial Magazine Company Ltd, deux images nous laissent entrevoir l’aménagement de la salle d’attente. Dans la première, on aperçoit des portraits encadrés accrochés au mur et des albums de photographies disposés sur une table, permettant au client de choisir la composition et la mise en scène qui lui conviennent le mieux. Dans la seconde image, on reconnaît la salle où se déroulent les séances de pose ; le photographe baigné de lumière regarde sa cliente, le capuchon de l’obturateur à la main. On comprend qu’il est en train d’exposer à la lumière la surface de la plaque sensible. Dans cette image, on aperçoit aussi un dispositif complexe suspendu au plafond, permettant de diriger la lumière naturelle, pour l’amplifier ou l’adoucir. Une plante, plusieurs toiles de fond et une chaise massive constituent les principaux éléments du décor. Au début du XXe siècle, la surcharge des éléments décoratifs que l’on retrouvait dans les premiers temples de la photographie perdure. Les toiles de fond peintes, l’accumulation d’accessoires et d’objets – rideaux, draperies, dentelles, tables, chaises, livres, panneaux sur bois, sculptures, mobilier exotique, miroirs, plantes ornementales – habille l’espace et lui confère une apparence de mise en scène théâtrale. C’est dans cette atmosphère onirique que les clients se préparent à s’offrir en spectacle, devant l’objectif de la caméra.

Bénoni Joseph Hébert possède un assortiment de toiles de fond peintes en trompe-l’œil, des décors qu’il utilise pour donner un effet de profondeur et varier les mises en scène, selon son humeur et le souhait des clients. En examinant ses photographies, nous avons recensé une quinzaine de toiles de formats variés, certainement fixées sur cadre de bois. On découvre un fond blanc, un fond noir, des toiles représentant divers paysages, des scènes florales, des intérieurs de maisons ou des motifs abstraits, une tapisserie illustrant une partie de chasse à courre et une fausse fenêtre.

Parmi les accessoires que l’on retrouve dans les photographies en studio de B. J. Hébert, mentionnons des fauteuils massifs, une chaise en rotin avec des accoudoirs arrondis, un sofa recouvert de velours, des tables, un banc, une plante dans un pot, des rideaux, des fleurs, un éventail, une étole de fourrure, un prie-Dieu, des coussins, des revues et des livres, des photographies et des drapés. À l’aide de ces objets, le photographe prépare une mise en scène pour chacun des portraits, sans toutefois trop se préoccuper du réalisme. Par exemple, des femmes tiennent à la main une paire de raquettes ou portent un manteau de fourrure avec, en toile de fond, une forêt de feuillus l’été. Les artifices du décor et les accessoires ont pour but d’offrir aux clients la latitude nécessaire pour se métamorphoser, prendre diverses identités, revêtus parfois d’habits inusités et posant avec des accessoires provenant du studio ou appartenant au sujet photographié.

LA POSE, PORTRAIT EN PIED, DE TROIS QUARTS ET DE PROFIL

Des milliers de clients défilent dans le studio de B. J. Hébert et malgré une certaine uniformisation dans les poses, il réussit à singulariser chacun des portraits qu’il exécute. Il se documente et se tient informé des nouveaux procédés. Des lettres, des notes et des recettes pour les émulsions destinées au développement des négatifs et au tirage des photos sont conservées dans le fonds Studio B. J. Hébert, témoignant ainsi de sa correspondance avec des collègues, des spécialistes et des représentants de produits, pour valider et parfaire son savoir-faire.

B. J. Hébert est, entre autres, abonné à la revue Studio Light, un mensuel provenant des États-Unis et destiné aux professionnels de la photographie. Publiée à partir de 1909, la collection complète est conservée dans le fonds du Studio B. J. Hébert et constitue une source d’informations inestimable sur les produits, les procédés, les appareils, les dispositifs d’éclairage, le mobilier, le mode de fonctionnement et l’aménagement des studios de cette époque. En observant de près les portraits réalisés par B. J. Hébert, on remarque plusieurs clientes tenant à la main un exemplaire de la revue Studio Light.

L’ARTISTE PHOTOGRAPHE

Comme la plupart des photographes de son époque, B. J. Hébert se dit artiste. D’abord recruté par Joseph-Laurent Pinsonneault à Saint-Jean-sur-Richelieu pour dessiner des motifs sur les épreuves photographiques, l’apprenti d’alors a bien retenu la leçon. Le personnel du studio Hébert intervient sur les photographies. Sur le négatif, et parfois sur l’épreuve papier, la retouche au crayon a une grande importance, elle exige de la patience et une grande minutie. Étape essentielle avant de livrer le portrait au client, chaque photographie est retouchée, que ce soit pour réduire les rides, souligner la paupière, adoucir l’aile du nez, donner de l’éclat à la chevelure, atténuer les imperfections de la peau, corriger le pli d’un vêtement, voire même amincir la silhouette.

La renommée du Studio B. J. Hébert s’édifie sur plusieurs caractéristiques. Notons d’abord que la période couvrant 1905-1941 a véritablement consolidé la réputation du commerce et constitue selon nous la période la plus forte du studio. On remarque une fine connaissance du médium photographique impliquant à la fois la maîtrise de la mécanique et de l’optique des appareils, une utilisation judicieuse des produits chimiques, le soin apporté dans la manipulation des négatifs et des papiers photosensibles, l’usage subtil de la lumière naturelle. À cela il faut ajouter la constance des activités commerciales et le sens des affaires du propriétaire – qui ne nuisait toutefois pas au caractère artistique de sa démarche – et le fait qu’il ait conservé et classé les négatifs au fil des ans.

Le Studio B. J. Hébert s’inscrit parmi ces nombreux studios que l’on retrouvait à travers l’Europe et l’Amérique du Nord, depuis l’invention du daguerréotype en 1839 jusqu’aux années 1960. À partir des années 1950, c’est le début de la fin pour ces studios, alors que la photographie devient plus accessible pour les photographes amateurs qui, désormais, n’ont plus besoin d’équipement complexe pour réaliser des photographies, en famille, entre amis, en voyage, à l’école, partout où il y a de la lumière naturelle – et s’il n’y en a pas, il suffit de munir sa caméra d’un flash.

Lucie Bureau, juin 2015